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Opinion

Jan Vergote : un mois chaud induit-il le marché en erreur ?

De bons chiffres macroéconomiques poussent le consensus du marché dans le sens des dot plots de la Fed. 

L'hiver doux a entraîné un revirement du sentiment du marché. Un rapport étonnamment positif sur l'emploi (tant pour les nouveaux emplois que pour les demandes de chômage), une inflation qui n'a pas baissé comme prévu mais a au contraire augmenté (inflation de base de 0,6 % au lieu de 0,3 %), des ventes au détail qui ont largement dépassé le consensus et une hausse des prix à la production qui a également dépassé les attentes...   
Autant de raisons qui suffisent pour que le marché croie encore un peu plus à un relèvement des taux d'intérêt plus important que prévu initialement. Les dernières données économiques ont amené les contrats à terme sur les taux d'intérêt à s'aligner presque entièrement sur les ‘dot plots’ de la Fed (prévisions des taux d'intérêt des membres de la Fed) du mois de décembre dernier : le marché voit aujourd'hui les taux d'intérêt de la Fed culminer à 5,5 %, ce qui correspond presque à la moyenne de ce que les membres de la Fed prévoyaient pour 2023. Le marché réalise que le relèvement des taux d'intérêt reste provisoirement à l'ordre du jour.

Pourtant, les derniers chiffres constituent certainement une surprise, même pour la Fed. En effet, M. Powell n'a cessé de répéter ces dernières semaines qu’on avait déjà fortement tiré sur la corde financière au cours des 12 derniers mois. En regardant le différentiel de taux d'intérêt réel entre le début du resserrement des taux et aujourd'hui, nous ne pouvons que lui donner raison : surtout par rapport aux cycles passés, on pousse aujourd'hui sérieusement sur la pédale de frein. 

Pourtant, les solides chiffres de janvier doivent être pris avec la prudence nécessaire. Capital Economics et Pantheon Macroeconomics affirment tous deux que le temps chaud a temporairement embelli les chiffres de janvier. La météo clémente (New York n’a par exemple pas eu de neige pour la première fois depuis 1973) a stimulé toutes les activités et beaucoup plus d'heures de travail ont en outre été prestées (par exemple dans la construction). Ce phénomène est considéré comme un dépassement temporaire du marché, qui fait que les chiffres retomberont plus tard à une croissance structurellement plus lente, ce qu’il est important d’inclure dans l'analyse. 

2. La Fed se trouve face à un paradoxe

Il y a également un paradoxe dans les chiffres d'aujourd'hui. Si nous examinons la facilité de faire des affaires (via le National Financial Conditions Index, qui évalue notamment le sentiment des marchés boursiers et obligataire), la politique de la Fed ne s’y reflète pas du tout : la situation économique est encore trop bonne si nous examinons les hausses des marchés boursiers, mais aussi les écarts de taux d'intérêt sur le marché obligataire. 

Le paradoxe se manifeste à plusieurs niveaux. Voici un autre exemple. En décembre dernier, une enquête menée auprès de 45 économistes prévoyait une hausse du chômage de plus ou moins 4,75 % à 6,25 % au troisième trimestre de l’année, la majorité d'entre eux tablant sur 5,5 %. Nous savons que le chômage est aujourd'hui à son plus bas niveau depuis 50 ans (3,4 %) et que le taux d'emploi des 25-54 ans est de 80 % (au cours des dernières décennies, le pic se situait autour de 81,5). Il n'y a donc pas beaucoup de marge de progression dans ce groupe. Le secteur de la construction, par exemple, serait à la recherche de 550 000 travailleurs supplémentaires cette année. Les budgets d'infrastructure du président se heurtent donc aux limites de la main-d'œuvre.

3. La courbe de Phillips est-elle de retour ?

Sans surprise, certains économistes et analystes ressortent la courbe de Phillips du tiroir. Il s'agit d'une courbe qui décrit l'interaction entre l'inflation et le chômage dans une économie à court terme. Une forte baisse du chômage pousse le taux d'inflation à la hausse. On se référera par exemple à la période 1966-1969, où le taux de chômage très bas a poussé l'inflation fortement à la hausse. 

La logique de cette courbe est facile à deviner : avec un taux de chômage très bas, les travailleurs sont plus susceptibles de demander des salaires plus élevés, et le passé nous montre que cela pousse l'inflation de base à la hausse. Il n'est dès lors pas surprenant que Martin Wolf (économiste en chef du Financial Times) ait titré un de ses articles : ‘Don't make the same mistake twice’ (Ne faites pas deux fois la même erreur).

Plus cette discrépance entre le segment positif du marché et les préoccupations de la Fed persiste, plus le danger d'une mauvaise lecture par le marché, avec toutes les conséquences qui s’ensuivent, est grand. Certains membres de la Fed, comme Waller, Williams ou Bowman, ne cessent d'avertir le marché de ne pas sous-estimer l'évolution des taux d'intérêt (respectivement ‘Be prepared for a longer fight, a sufficiently restrictive stance of policy for a few years, interest rate increases will not end soon’, Soyez prêts pour un combat plus long, une position suffisamment restrictive de la politique pendant quelques années, les augmentations des taux d'intérêt ne seront pas terminées de sitôt’). Toutes leurs déclarations, en combinaison avec les meilleures données, ont fait évoluer le marché (par exemple les contrats à terme) dans le sens de la Fed. 
Aujourd'hui, nous voyons les obligations d’État américaines à 10 ans coter à 3,9 %, une augmentation limitée depuis le début du mois de février. Dans une perspective historique, ce taux d'intérêt est trop bas par rapport aux taux d'inflation et de croissance actuels. Le marché table donc sur le fait que l'inflation sera bientôt maîtrisée. Espérons que le marché aura raison dans les mois à venir. Si cela devait ne pas être le cas, des taux d'intérêt de 4,5 % et plus deviendront une réalité.

4. Que dit la courbe des taux ?

L'avenir est donc difficile à prévoir aujourd'hui. Si l'on regarde la courbe des taux d’intérêt, en particulier la différence entre les taux à 10 ans et à 3 mois, de respectivement 3,9 % et 4,8 %, cette différence de -0,9 % indique toujours un risque de récession. M. Powell parle toujours d'un atterrissage en douceur. Il veut pousser l'inflation vers 2 à 3 % tout en ne faisant augmenter le chômage que modérément. On peut se demander si cela est réaliste sur la base des tendances actuelles. Rappelons-nous également les chiffres des économistes du panel sur le chômage. Jusqu’à quel niveau la Fed doit-elle pousser les taux d'intérêt pour refroidir le marché du travail ? La plus grande crainte de la Fed est que si elle marque une pause trop tôt, les consommateurs continueront à dépenser et le processus d'inflation se répétera. 

Pour l'instant, il reste impossible de prévoir jusqu'où les taux d'intérêt seront relevés. Nous dirigerons-nous vers 5,5 % ? En tout cas, la Fed veut éviter d'être à nouveau blâmée pour avoir réagi trop tard. Le président de la Fed ne cesse de faire référence à Paul Volcker (qui avait fortement relevé les taux d'intérêt pour freiner l'inflation) et à l'importance de ne pas relâcher la corde trop tôt. Ils veulent convaincre le marché qu'ils sont sérieux. 
De plus, rappelez-vous que pour la Fed, les marges bénéficiaires des entreprises constituent un facteur crucial dans cette histoire d'inflation. Tant que ces marges restent élevées, c’est pour elle la preuve que le ‘pouvoir de fixation des prix’ des entreprises reste élevé et maintient en même temps l'inflation à un niveau élevé. Nous en avons vu un exemple récent avec Ahold Delhaize, qui a affiché 14 % de bénéfices supplémentaires au quatrième trimestre, mais a obtenu de meilleurs résultats aux États-Unis qu'en Europe, où les marges ont diminué. 

Selon Guggenheim Research, le ratio de couverture des intérêts par rapport à l'EBITA est avec 16 le chiffre le plus élevé de ces 15 dernières années. Cela confirme d’emblée que la pression sur les marges des entreprises devra provenir des ventes plutôt que des taux d'intérêt. Des taux d'intérêt plus élevés devraient ralentir les dépenses de consommation et donc stopper la pression sur les prix dans les magasins.

5. L'économie européenne sur la bonne voie

En Europe, nous avons récemment constaté une hausse de la confiance des consommateurs. La forte baisse des prix du gaz, la réouverture de l'économie chinoise et un marché du travail solide sont à l'origine de cette reprise (chômage à un faible niveau record de 6,6 %, combiné à une croissance des salaires de 5 %). De quoi donner du grain à moudre à la BCE. Après avoir relevé les taux d'intérêt à court terme de 3 % depuis juillet dernier, elle ne cesse de répéter qu'elle procédera à un nouveau relèvement de 0,5 % en mars. Chez nous également, il reste le problème de l'inflation de base élevée (5,2 %). Ici aussi, certains faucons soulignent le danger d'arrêter trop tôt les relèvements de taux d'intérêt. 

Les colombes, en revanche, soulignent le risque de pousser inutilement l'économie européenne en récession. Elles font référence à l'impact positif sur l’inflation de la forte baisse des prix du gaz, mais aussi à la forte augmentation des faillites, par exemple chez les entreprises ‘zombies’ qui ne pouvaient survivre que grâce au soutien du gouvernement et aux taux d'intérêt très bas. Les secteurs du transport et du stockage figurent parmi les principales victimes. Cependant, il existe de grandes disparités au sein de l'Europe : la France et l'Espagne ont connu une forte hausse des faillites, tandis que l'Allemagne et l'Italie ont enregistré une baisse. La production dans le secteur de la construction a également chuté récemment (-2,5 % en  décembre) en raison de la hausse des taux d'intérêt. L'économie européenne reste donc une histoire mitigée dans les mois à venir.

6. Quid des marges bénéficiaires et des marchés boursiers ?

Dans l’intervalle, nous constatons une diminution des marges bénéficiaires des entreprises américaines, même s'il faut admettre que dans l'ensemble, ce n'est pas encore trop grave. Les marges peuvent diminuer en raison de la hausse des taux d'intérêt ou de la baisse des ventes. Cependant, de nombreuses entreprises en ont profité pour bloquer leurs coûts d'intérêt pour plusieurs années. C'est donc la baisse des ventes combinée à la hausse des coûts d'exploitation qui sont à l'origine des premières baisses de marge. S'agit-il des premiers signaux d’alarme ? 
Si l'on regarde le S&P500, plusieurs indicateurs pointent néanmoins vers un marché boursier cher. Prenons par exemple le ratio cours/bénéfice attendu de 18,3, ce qui est cher dans une perspective historique de 40 ans. Il en va de même pour l'indicateur cours/bénéfice sur la croissance attendue au cours des 5 prochaines années, qui se situe également à un niveau très élevé de 1,8.

Dans l’intervalle, en termes de ratio cours/bénéfices sur la croissance attendue, nous voyons les actions de croissance continuer à s'éroder vers 19,4, tandis que les actions de valeur poursuivent leur progression vers 17. Je reste prudent concernant les deux types d’actions. Les actions de croissance souffrent de la pression des taux d'intérêt, tandis que les actions de valeur ont déjà considérablement augmenté ces derniers mois et pourraient retomber en cas de ralentissement de la croissance. Un étalement des achats est certainement de mise compte tenu de l'incertitude économique. L'euphorie qui règne depuis le début de l'année a été largement alimentée par les investisseurs retail, qui, selon Vanda Research, ont investi 1,5 milliards de dollars par jour, ce qui représente un niveau record même pendant la période Covid. S'agit-il d'un fait structurel ou d'un test ultime pour le marché ? 

Les marchés boursiers européens ont l'avantage d'être nettement moins chers que les marchés boursiers américains et chez nous, les actions de valeur et défensives constituent une part plus importante (au détriment des actions de croissance) de leur indice. Notre force, par exemple au niveau de l'énergie éolienne, représente également un atout dans le contexte de la transition énergétique et l'Europe est de plus en plus disposée à fournir des budgets pour contrer l'IRA (Inflation Reduction Act) américain. J'ai déjà mis le secteur bancaire en avant il y a quelque temps. Bien qu'elles affichent déjà de belles performances, je continue à les surpondérer. L'évolution des taux d'intérêt devrait encore avoir un impact positif sur leur NII (net interest income).

Avec la réouverture de la Chine, les marchés émergents, et en particulier l'Asie, restent à l’honneur. Après la récente hausse, ils cotent aujourd'hui à leur moyenne à long terme de 12. Mais face à l'incertitude de la croissance américaine dans les prochains mois, les marchés émergents, avec la Chine en tête, constituent un beau contrepoids. De plus en plus de gestionnaires surpondèrent le marché chinois. Avec un ratio cours-bénéfice sur croissance de moins de 1, le marché boursier chinois est assurément digne d'être acheté même si, bien sûr, il faut tenir compte des problèmes internes (la récente disparition de Bao Fan en est un exemple).

7. Quid des obligations ?

Aujourd'hui, nous vivons d'espoir économique, et cet espoir se reflète également sur le marché obligataire. Tant aux États-Unis qu'en Europe, nous avons récemment assisté à une ruée vers les obligations Investment Grade. Avec des rendements de 5,5 % en moyenne, de nombreux gestionnaires estiment que c'est un moment idéal pour entrer dans les obligations américaines de bonne qualité. La question est de savoir si les taux d'intérêt compensent suffisamment les risques du marché. Nous savons que de toute façon, le relèvement des taux d'intérêt de la Fed nuira de plus en plus à l'économie. Des enquêtes réalisées au sein de l'industrie indiquent un ralentissement, le marché du logement est de plus en plus morose, le secteur technologique nous envoie des signaux de baisse des ventes. Les fortes ventes au détail doivent faire l'objet d'un suivi plus approfondi afin de vérifier s'il n'y avait pas là beaucoup de faits positifs ponctuels qui faussent la vision des choses. 

Encore un mot sur les obligations européennes Investment Grade. Alors qu’elles affichaient un rendement d'à peine 0,5 % début 2022, celui-ci est aujourd'hui passé à environ 4 % - un point d'entrée pour de nombreux gestionnaires. Ici également, je continuerais à étaler les achats. Si la BCE poursuit ses relèvements de taux, cela exercera une pression supplémentaire sur la courbe des rendements du Bund allemand (la partie courte en tout cas). N'oublions pas que l'inflation des services reste élevée chez nous également. Aujourd'hui, l'Investment Grade doit son prix à la perfection, suite à l’amélioration des conditions économiques.  La question de savoir quelle sera notre évolution dans les mois à venir reste ouverte. Alors qu'au début de l'année dernière, nous n'avions aucun tampon pour absorber les relèvements de taux d'intérêt, avec un coupon de 4 %, nous avons une marge pour absorber la pression des taux d'intérêt. Mais ici également, il convient d’étaler les achats.

Je deviens légèrement plus prudent quant aux obligations à haut rendement aux États-Unis. Il y a eu peu d'émissions, les positions courtes ont été inversées et la FOMO (fear of missing out) a joué un rôle. Ici également, nous avons constaté un bel effet positif des taux d'intérêt au cours des derniers mois (le spread est en effet passé de 6 à 4 %), mais avec l'incertitude économique, je préfère les acheter de manière étalée. Leur spread est-il encore suffisant pour absorber une éventuelle récession ? Le même raisonnement s'applique aux obligations européennes à haut rendement. 
Les obligations à haut rendement ont bénéficié de la baisse des taux d'intérêt au cours des derniers mois. Leur coupon actuel reste encore suffisamment attractif pour absorber des revers temporaires. Les rendements élevés des 6 derniers mois sont une conséquence du coupon élevé (qui se trouvait à un niveau historiquement élevé) et de l'effet positif des taux d'intérêt (nous avons vu des baisses de taux d'intérêt de 2 % et plus). Compte tenu des bons fondamentaux, d'un dollar qui doit avoir peu à peu dépassé son pic et de la réouverture de la Chine, les obligations des marchés émergents restent dignes d’être achetées. Après le beau rallye, continuer à acheter de manière étalée reste de mise.

Jan Vergote est gérant d’Investment Talks et expert en connaissances chez Investment Officer.